L’arithmétique de l’amour.

Les souvenirs du passé s’immiscent parfois dans nos vies avec bienveillance. Rêves éveillés ou empreintes indélébiles, ils façonnent intimement notre quotidien…

Chapitre 1 : Savoir sur qui compter.

Photo proposée par Hombeline Mathon

Je bois toujours mon café tout seul et c’est bien ainsi. Il y a longtemps, j’ai déserté les autres pour une bienveillante solitude. Bien sûr, cette solitude ne m’a pas toujours été agréable. Elle m’a parfois fait mal au ventre. Certains jours, il y avait un trou, comme un espace sans rien au creux des tripes. On ne peut pas parler de vide. C’était pire qu’un vide. Un vide se définit par un plein autour. Je n’ai jamais eu de plein dans ma vie. Dès mes premiers jours, les soustractions ont pris le dessus. Ma mère a expiré son dernier souffle quand j’ai pris mon premier. Moins un. Plus tard, mon père s’est ôté la vie en sautant du haut d’un aqueduc. Moins deux. 

Heureusement, il y a eu Elie le berger, mon oncle. Il m’a pris sous son aile comme il a pu, avec l’aide d’une amie nourrice. Très vite, dès que j’ai pu marcher de longues distances, pendant les grandes vacances, il m’a emmené avec lui dans les alpages pour l’estive. C’est avec lui que j’ai découvert les bienfaits de la solitude. Pour être tout à fait exact, ma solitude était toute relative, puisque c’était auprès d’un troupeau de 2 400 moutons appartenant à 7 ou 8 propriétaires que nous passions notre temps. Mon oncle ne parlait pas. Notre relation était faite de silences. Encore un moins. Nous voilà à moins trois. 

Lui ou un mouton, pour moi c’était pareil. Une bête qui se déplace. Enfin, les bêtes bêlent elles. Elie le berger… Rien. Pour autant, j’ai aimé être avec lui et son affection silencieuse m’a un peu réconforté et donné envie de pousser. Comme l’arnica qui, avec ses grands capitules jaunes, s’épanouit par endroit sur les flancs de la montagne. Elie connaissait bien les plantes et savait en tirer le meilleur pour panser, apaiser et guérir chacun de mes petits bobos ou grandes blessures. Et pour celles du coeur, il y avait toujours ses bras pour m’envelopper, en silence mais avec conviction, d’une étreinte sincère et brute dont seul un montagnard bourru et émotif en a le secret. 

Merci à Hombeline Mathon pour la photo !

Chapitre 2 : Compte là-dessus et bois de l’eau.

Photo proposée par Mélanie Legrand-Halas (Briançonnais)

Vivre avec un troupeau quand on est un petit garçon peut être tout à fait épique. Certains moments sont encore aujourd’hui gravés dans ma mémoire. Un matin, mon oncle a dû aider une brebis à mettre bas. Son petit était déjà mort avant de sortir. Cela arrive parfois, mais du haut de mes 6 ans c’était perturbant. J’ai regardé mon oncle tirer sur les pattes de l’agneau. Je me disais intérieurement “il va lui faire mal” et puis “mais non, c’est vrai qu’il est mort”. Un peu plus tard, mon oncle a suspendu l’agneau à une esse en hauteur et à l’aide d’un couteau il s’est mis à l’éventrer. “Il faut le vider pour comprendre de quoi il est mort”, qu’il avait dit. J’avais envie de vomir… tout ce sang et ces viscères frétillantes. Malgré moi je ne pouvais détourner mon regard et écouter mon oncle marmonner doucement : “c’est tout nécrosé, ça devrait être rose et c’est violacé”. 

Contrairement à mon oncle, j’aimais raconter et quand je retournais à l’école, après les grandes vacances, c’était toujours la bouche pleine d’histoires. Il y avait bien d’autre fils d’éleveurs dans le coin qui auraient aussi pu en raconter, mais mes histoires à moi étaient bien plus… extravagantes. Je ne sais pas trop pourquoi mais j’ai très vite eu le besoin d’en faire plus. Enfin si peut-être. Avec tous ces moins dans ma vie, vous comprenez, cela me paraissait le juste retour à l’équilibre que de faire quelques ajouts. L’histoire de la brebis égratignée par un rocher pendant la nuit, par exemple, prenait la forme d’une attaque de loup, grand, noir, aux yeux jaunes et brillants. L’histoire de l’agneau mort de maladie devenait celle de l’agneau arraché à sa mère par un aigle royal de trois mètres d’envergure. Mais avec les années, mon assurance a tellement enflé que mes histoires ont pris des tournures trop audacieuses. Tant et si bien que mes camarades m’ont finalement tourné le dos. Moins quatre.

Merci à Mélanie Halas pour la photo.

Chapitre 3 : S’en tirer à bon compte.

Photo proposée par Vanessa Coviaux

Bref, je suis donc en train de boire mon café, ce matin-là, comme tous les autres, plongé dans mes pensées divaguantes. Entre passé et présent. Je rajoute un sucre dans ma tasse sans me retenir de dire mentalement “plus un”. C’est devenu un toc, je compte en permanence ce que je fais. Mon chat “Quatre”, c’est son nom, (les trois autres sont morts, moins trois) me regarde fixement avec un air réprobateur. Ce qu’il peut être agaçant. J’ai beau me dire que c’est un animal, qu’il ne pense pas comme un homme, parfois j’ai réellement l’impression qu’il souhaite contrôler ma consommation de sucre. Il a le chic pour débarquer au moment où j’en rajoute. Un coup, il fait renverser un objet dans la pièce pour faire diversion, un coup il s’installe brusquement et sournoisement sur mes genoux sans ma permission ! Les lapins, c’était quand même plus facile. Au moins, c’est pas fourbe. Et ça se mange quand on est lassé. Quatre a déjà dix ans. Quand on sait qu’un chat vit en moyenne seize ans, ça me fait encore six années à le supporter.  C’est le problème avec ces bêtes-là, c’est qu’ils ont leur propre caractère. Et impossible de savoir lequel avant l’adoption. C’est comme le loto. Ceci-dit, j’ai quand même eu de la chance. Dans la mesure où c’est mon quatrième chat et que les trois premiers étaient charmants et faciles à vivre, ça nous fait une probabilité de un sur quatre de tomber sur un mauvais numéro. Je trouve personnellement ça correct. 

Tout en touillant mon café, je commence mentalement à réaliser un calcul rapide. “Un lapin coûte environ 50 euros. J’ai déjà la cage, ce qui me fait une économie d’environ 100 euros. Je ne vais pas ajouter les frais de litière et d’alimentation, je pense que c’est l’équivalent de ceux pour un chat. Le vaccin c’est 45 euros. La stérilisation des femelles coûtant plus cher que la castration d’un mâle, il vaudra mieux que je fasse attention à mon choix au moment de l’achat…” Mon portable vibre et m’arrache à mes calculs. Un sms. “Mati a agnelé. 4, 642 kg.”

Merci à Vanessa Coviaux pour la photo !

Chapitre 4 : L’addition, s’il vous plaît.

Photo proposée par Ludivine Mahieu

Je suis content. Comme à chaque fois, mon oncle m’a envoyé un message pour me prévenir de l’arrivée du petit de ma brebis, Mati. J’ai eu ma première brebis à l’âge de 4 ans. Bien entendu, j’en était complètement dingue et je dormais avec elle. Quand elle est morte, dix ans plus tard, mon oncle m’en a rachetée une pour mon anniversaire. Depuis lors, l’histoire perdure. Quand ma brebis meurt, une nouvelle arrive à mon anniversaire. Mati est la sixième. Les autres ont tenu moins longtemps (moins cinq). Les aléas de la vie qui vous retire aussitôt qu’elle donne, dès fois qu’elle en ferait trop… Heureusement, certaines de mes brebis ont donné des petits. Des petits plus dans ma vie. Je viens d’avoir le douzième. Mais comme j’en ai perdu quatre, il m’en reste huit (plus huit) ! 

C’est mon oncle qui s’occupe de tout ce petit monde depuis que je vis à la ville. Neuf bouches de plus à nourrir. Pour lui c’est égal, une de plus ou de moins… J’ai hâte de les retrouver aux prochaines vacances de Noël. J’ai hâte de remonter les chemins abandonnés par les touristes l’hiver, dégringoler les pentes humides, boire du lait, happer l’odeur des bêtes jusque dans la bouche, les entendre remuer, s’énerver, sentir la pluie, le vent, la neige sur mon visage. 

Chaque soir, je compte mes moutons pour m’endormir et les jours qui me restent avant le retour à la maison. Je tire ma couverture en laine d’agneau jusqu’à mon menton, je la hume et cherche dans ma tête à retrouver l’odeur d’origine depuis longtemps évanouie. Certaines nuits, j’en pleure, recroquevillé, comme le petit garçon que j’étais, sans trop savoir pourquoi, emmêlé dans les fils de ma mélancolie. Parfois,  transpirant et rassuré par la chaleur de la couverture, je rêve que je m’endors contre ma première brebis, en comptant les battements de son coeur. Elle s’appelait Aster. Et avec elle, les mots étaient inutiles (plus un million).

Merci à Ludivine pour la photo !

FIN

Merci à Natacha Boutkevitche pour son documentaire inspirant “Quand le soleil quitte l’eau de l’herbe” à visionner ici pour une plongée à l’état brut dans la vie de berger. Encore merci à Vanessa, Ludivine, Hombeline et Mélanie pour leurs photos et, bien sûre et surtout, les soirées mojitos et ragots (plus quatre).

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