Quand sombra le Wasa.

Depuis le temps qu’il est détective privé, Elie a déjà bien roulé sa bosse. Si on veut perdurer dans le métier, mieux vaut avoir du flair et ne faire confiance à personne…

Photographies de Sébastien Tricart.

Chapitre 1 : Entre chien et loup

J’avais rendez-vous dans la rue Wasa. D’ordinaire, j’aurais bien fait une blague potache sur les biscottes du même nom si populaires en France. Mais entre chien et loup, je n’en menais pas large dans cette rue Stockholmoise. Le lascar suédois qui m’attendait n’était pas du genre à manger des biscottes, sauf celles qui ont mon gabarit à mon avis. J’avais le numéro de compte bancaire pour le virement, tout était ok. C’était pas mon premier coup et pourtant cette fois j’avais un mauvais pressentiment. Le genre de malaise qui vous chatouille le fond du ciboulot la nuit au creux du plumard et qui vous fait garder les billes ouvertes vers le plafond fissuré de votre piaule au rabais. Ma claque. J’en avais ma claque. L’envie de pisser et celle de prendre la tangente, là, maintenant, juste à gauche au bout de cette rue de malheur. Ca faisait trop longtemps que je faisais ce boulot, j’en avais trop pris l’habitude et tout le monde sait bien ce que valent les habitudes : un aller simple au cimetière. 

Merde et merde et re-merde. Le type a cinq minutes de retard. Ça sent mauvais. J’l’attendrai pas cinq de plus. Me voilà en train de remonter la rue en rasant les murs. Me casser, me planquer, disparaître. Maintenant j’en ai la certitude, ce rendez-vous, c’était pas une bonne idée…

Chapitre 2 : Pêcher au clair de lune

Port de Honfleur, Normandy, France

J’ai dû ferrer un trop gros poisson, je vais passer par dessus bord en tirant sur le fil, c’en est certain ! Qu’est-ce qui m’a pris, bon sang ?! Je me rends compte que je suis maintenant en train de courir. Putain de merde ! J’ai les foies ! 

J’atteins enfin le bout de cette rue interminable. Je bifurque à gauche vers les quais… Je sursaute : une balle vient de siffler au-dessus de mon crâne ! Dans un réflexe de survie je ne me retourne pas et prends mes jambes à mon cou. Sainte Marie. Bordel, depuis quand je m’en remets aux saints ? 

J’arrive devant le Blått skägg. Je me précipite à l’intérieur. Je suis en nage malgré la fraîcheur nocturne. Je me fous au fond, une place dans la pénombre sous un éclairage faiblard au bout du bar, parfait. Je commande un coca et tente de reprendre mes esprits. 

Je sais pertinemment que rentrer dans ce café ne fait que repousser mon problème de quelques minutes ou quelques heures tout au plus. Mais j’ai besoin de réfléchir et faire baisser la pression. Un mal de tête est déjà en train de titiller ma tempe droite. Putain de merde. Sainte Marie. Et re-merde, ça me reprend avec ces fichus saints. 

Malgré moi, j’esquisse un sourire en coin. Je repense une fraction de seconde à ma mère et ses croyances païennes. En pareille situation elle m’aurait conseillé de prier Sainte Rita : la spécialiste des causes désespérées.

Chapitre 3 : Dans une merde royale

Couronne emblématique de la famille royale de Suède

Mais reprends-toi bon sang ! 

J’avais assuré mes arrières, mon dossier complet et toutes les preuves sur une clé usb dans une consigne de la gare centrale. Eddy, mon pote garde-frontière à la FRONTEX, connaissait le numéro. Depuis le temps que je faisais ça, on avait trouvé un code. Je lui envoyais un sms du type “vous êtes libres avec Sara pour un barbecue dimanche 5 mai ?”. A moins de savoir qu’Eddy et moi avions une réelle aversion pour les barbecues, il n’était pas évident pour un quidam de comprendre que le message sous-entendu était : “s’il m’arrive un truc, tu trouveras les réponses à la consigne 755 de la gare centrale de Stockholm”.  

Bref. 

J’avais conclu que mon rendez-vous n’avait pas l’intention de me donner ce que je cherchais. Même contre un million d’euros. Et la petite balle qu’il avait essayé de m’offrir me confirmait que ma couverture était encore plus grillée qu’un travers de porc au barbecue.

Merde, merde et re-merde.

La Princesse Sofia de Suède m’avait fait confiance, j’avais jamais été approché par une personnalité aussi éminente. Le rêve pour un privé en fin de carrière. Et j’allais tout faire foirer. Quand elle m’a demandé de récupérer “discrètement” cette broche royale offerte par sa belle-mère, la reine Silvia elle-même, usurpée de manière totalement compromettante par un “ami proche”, j’étais fier comme un paon. 

Chapitre 4 : Les chiens aboient, la caravane passe

Mobilhome, Villers-Sur-Mer, Normandy, France

Aujourd’hui, j’étais plus péteux que jamais. Et énervé aussi. Où est-ce que j’avais merdé ? Qui m’avait trahi ? Les rires et les cris des supporters qui matent le foot sur l’écran géant du troquet commencent à me taper sur les nerfs. J’arrive pas à me concentrer. A la seconde où je vais sortir d’ici, le gars que je viens de semer dehors va me tomber dessus. C’est pas un amateur. J’avais pourtant pris toutes les précautions d’usage. Je vois vraiment pas où est l’os. Il y a un truc qui m’échappe dans toute cette histoire. 

“L’ami proche” de la princesse Sofia s’était avéré être un receleur de bijoux de haut vol. Grâce à mes relations dans le réseau du rachat d’or souterrain, je n’avais pas eu beaucoup de mal à retrouver sa trace. C’est la suite qui était devenue plus corsée, quand la broche a finalement été rachetée par rien d’autre que l’homme d’affaire le plus riche de Russie pour sa maîtresse à résidence à Courchevelle. Un classique : une fille de rien, élevée dans une caravane, qui s’était accrochée aux bijoux (royaux) de familles (de luxe) de Monsieur comme à la prunelle de ses yeux.

Il m’avait vraiment fallu me retourner le cerveau pour trouver une parade pour récupérer le plus “proprement” et discrètement possible la broche. Je vous raconte pas le mal de chien que j’ai eu pour faire tomber la maîtresse en disgrâce et pousser le couple à la rupture. Je vous passe les détails, mais après quelques fausses preuves de tromperies placées à bon escients, mon homme d’affaire au sang chaud a eu vite fait de se débarrasser de son passe-temps montagnard. N’ayant plus de raison valable de conserver la broche que, bien entendu, Monsieur avait récupérée fissa, il ne me restait plus qu’à lui faire une offre de rachat. Avec l’aide des fonds de la princesse off course.

Chapitre 5 : Dans la rue Wasa

Rue du vieux Stockholm, Suède

Ce soir, j’avais rendez-vous avec un émissaire de l’homme d’affaires russe pour procéder à l’achat de la broche. Certes, j’avais trouvé étrange cette rencontre dans une rue sombre Stockholmoise mais je m’étais convaincu qu’il s’agissait d’une nouvelle excentricité de puissant. Je n’étais pas trop en mesure de négocier. J’avais accepté en m’efforçant d’enfouir ce que mon instinct de privé me dictait. Putain. Trente-deux ans de métier cette année et c’est maintenant que je me fais avoir comme un bleu. Je suis en pétard contre moi ! 

J’avale mon coca et décide de tenter une échappée par l’arrière. Bingo ! Heureusement ma mémoire ne me fait pas encore défaut. Il y a bien une sortie dans la rue de derrière. Je m’y glisse en catimini. L’air frais me fait du bien. Je suis moite mais j’ai encore chaud à la tête et cette migraine qui commence à lancer sérieusement dans ma tempe droite. J’avais pas ces maux de tête au début de ma carrière. Putain de merde. Tu te fais vieux Elie. Vraiment. 

L’espace d’un clignement d’yeux et je ne vois pas l’ombre se rapprocher sans bruit et m’enfoncer sa lame dans mon flanc. J’ai, par contre, bien le temps de me plonger dans ses yeux noirs, lorsqu’elle se colle à moi pour faire croire aux passants à une étreinte amoureuse. Le même temps pour elle de finir tranquillement son travail et me murmurer à l’oreille : “Il ne faut jamais sous-estimer la force de l’amour d’une femme pour un homme ». »Vous ne parlez pas plutôt de rancune ?”, rétorqué-je d’une voix faiblarde.

La maîtresse de Courchevel ne me répond pas et file comme elle est venue, me laissant comme une épave, étourdi de surprise. Je cherche péniblement mon portable dans la poche de ma veste. Rien. Ni même mon portefeuille. Elle a tout pris. Du beau travail.

Le 10 août 1628, le Wasa, un navire de guerre construit pour le roi Gustave II Adolphe de Suède, a mis quinze minutes pour couler. Trop haut, trop lourd, pas assez large, il n’avait pas fait plus d’un mile dans le port de Stockholm lors de son voyage inaugural, qu’un coup de vent un peu fort le fit sombrer. Une honte, un déshonneur, une totale humiliation pour un roi. C’est également le temps qu’il m’a fallu pour me vider de mon sang dans la rue Wasa, tristement déserte, ce soir d’août frais et venteux. 

Enfin, c’était toujours mieux que de se faire briser comme une biscotte…

FIN

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