Lille : la mode éthique a le Coeur Grenadine
Rencontre avec Julie Goudrouffe, fondatrice d’une marque de mode pour femme paillette mais pas que…
Julie arrive comme un soleil avec sa longue chevelure éclaircie, son manteau Buffalo couleur fauve et sa blouse Géronimo moutarde (Collection Wild West). Elle est un peu en retard mais on ne lui en voudra jamais : sa douceur épicée nous a déjà emportés, loin de la grisaille lilloise… Plus qu’un mois pour boucler sa prochaine collection, un shooting photo prévu à Cuba. Une vie intense et bien remplie, mais avec le goût sucré d’un rêve devenu réalité.
La mère louve : Comment est né Coeur Grenadine, qu’est-ce qui a fait que ton coeur s’est un jour mis à battre pour une telle aventure ?
Julie : J’avais un poste de responsable marketing chez Kiabi, j’étais dans une routine professionnelle dans laquelle j’aurais pu rester éternellement. Et puis, en 2016 a lieu l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh* dont on a beaucoup parlé dans les médias. Ce drame m’interpelle d’autant plus qu’une partie de la production de l’enseigne dont je suis salariée est réalisée au Bangladesh. Plus tard en 2015, je visionne “The true cost”. Il s’agit d’un documentaire explorant l’impact de la mode sur différentes populations de la planète et cela me marque profondément.
En 2016, une opportunité de prendre le large s’offre à moi et je la saisis : je pars 6 mois en congé sabbatique pour découvrir l’Amérique Latine avec des amis et mon compagnon. Avant de les rejoindre, je décide de prendre 1 mois pour moi : je m’envole seule pour l’Inde, la Mongolie et la Thaïlande avec pour projet d’interroger des femmes sur leurs secrets de beauté au naturel. Nature et Découvertes est mon sponsor, j’envoie des articles à chacune de mes rencontres pour le Blog de la tribu.
Bien entendu, sans que je ne veuille l’avouer vraiment, ce projet est un prétexte pour, au travers du regard de ces femmes, un peu aller à la rencontre de moi-même. Je terminais chacune de mes interviews par une question toute simple : “quel est votre rêve”. Au fil des mois, j’ai évolué et découvert que je voulais plus de sens dans ma vie. Quand je rentre en France début 2017, je décide de voler de mes propres ailes avec un nouveau projet : créer des vêtements de manière éthique. J’ai toujours adoré la mode mais je ne trouvais pas mon bonheur dans l’univers éthique : j’avais l’impression qu’on me proposait soit des basiques, soit un style un peu hippie qui ne me correspondait pas . Alors j’ai décidé de me lancer dans ce secteur, mais sans rien connaître de la création ni de la fabrication !
Je voulais que ma marque Coeur Grenadine arbore une couleur sociale et environnementale sans pour autant m’y enfermer. Je m’adapte. Par exemple, je souhaitais utiliser des fibres recyclées, mais j’ai vite découvert la complexité du projet. Concrètement, seules les grosses fibres comme le coton et la laine sont concernées. Cela limite beaucoup les possibilités créatives. Pour ma 1ère collection sortie en septembre 2018, j’ai alors opté pour le zéro déchet (zero waste) en utilisant des fins de stocks de tissus non utilisés par les grandes marques car en trop petite quantité. Ce choix implique donc une fabrication en petite série et offre un aspect exclusif à ma collection. Certes, le tissu n’est pas bio, mais j’évite le gaspillage et une nouvelle production polluante.
La mère louve : C’est qui exactement Coeur grenadine : qui s’occupe du coeur, qui garde la grenadine au frais ?
Julie : Eh bien, il y a moi… et toutes les autres ! Etre entrepreneur est souvent un parcours solitaire. J’ai un peu connu ce sentiment au début de l’aventure, mais plus maintenant : désormais je partage énormément avec les couturières de 2 ateliers de confection et une modéliste, c’est tellement enrichissant.
Au début de l’aventure Coeur Grenadine, j’ai recherché des ateliers de confection en France. Je ne voulais pas d’un atelier à l’étranger, je recherchais une équipe avec laquelle échanger, un partenariat créatif. Les ateliers français étaient chers et ne permettaient pas la production de petites quantités. Finalement, faire appel à un atelier de réinsertion en Hauts-de-France qui fait travailler des femmes en RSA de longue durée est tombé sous le sens et répondait totalement à mes critères éthiques. C’était gagnant-gagnant : je pouvais fabriquer des petites quantités et pratiquer des prix de vente relativement abordables dans le secteur de la mode responsable. Bien sûr, on est bien d’accord que le prix reste au-dessus de ce que propose des enseignes comme Zara, Naf Naf ou Mango. Toutefois, il faut comprendre que les personnes qui confectionnent mes vêtements sont rémunérées justement, et que le salaire d’une couturière en France n’est pas le même que celui d’une couturière au Bangladesh, notamment quand elle n’est pas dignement payée.
La mère louve : C’est un prix juste, pour une mode juste…
Julie : Certains acteurs du textile ne comprennent pas ma démarche et m’encouragent à délocaliser ma production pour réduire mes coûts et augmenter ma marge. Ils ne comprennent pas que ma satisfaction, je la trouve avant tout dans le fait de proposer une mode juste à un prix juste, et dans la fierté que peuvent éprouver les femmes paillettes de l’atelier !
Rosalie, par exemple, a cousu un modèle de jupe qui s’est très bien vendu dans notre dernière collection. Je l’ai prise en photo à côté du modèle et j’ai inséré la photo dans le colis des clientes avec le commentaire “Rosalie a cousu votre jupe”. Des clientes nous ont écrit pour remercier et féliciter Rosalie ! Si mes couturières étaient au Bangladesh ou en Chine, ce ne serait pas possible ! L’enrichissement se fait des deux côtés, les couturières me donnent leur avis pour la réalisation des prototypes par exemple.
La mère louve : Tu vas même plus loin, tu fais parfois des actions ou des partenariats avec des jeunes notamment ?
Julie : Oui, les étudiants me sollicitent parfois : j’ai dernièrement fait une intervention lors d’un ciné-débat à l’université de Lille, un défilé en faveur de l’association Des étoiles dans les yeux au Musée des Beaux-Arts de Valenciennes organisé par des étudiants en IUT TC… Les jeunes sont sensibilisés aux dérives de notre système de consommation en mode, au green washing. Ils vont beaucoup dans les friperies.
La mère louve : A qui s’adressent vos créations, quel est le style de la femme paillette exactement ?
Julie : A tout le monde ! A toutes les femmes qui aiment la mode éthique ou non !
La mère louve : Où peut-on trouver les articles Coeur Grenadine ?
Julie : J’ai choisi de vendre uniquement en ligne car cela me semblait plus facile avec ma logique de série limitée. Dans une boutique il faut avoir beaucoup de stocks. De temps en temps je fais des ventes de quelques mois dans des corners dans des concept stores. C’est intéressant car cela me permet de faire découvrir ma marque à des clientes qui ne s’intéressent pas nécessairement à la mode éthique, mais la commission que demandent les retailers réduit encore ma marge. Idéalement je devrais normalement multiplier par 3 mes coûts de vente mais je ne le souhaite pas. Il n’est pas question pour moi de dépasser les 100 euros pour une pièce. Je ne souhaite pas devenir élitiste.
La mère louve : J’ai une dernière question totalement pourrie, mais c’est une obsession depuis plusieurs jours, il faut que je la pose. :)) Alors comme ça tu es fan de Laurent Voulzy ?
Julie : Oui enfin pour être exacte “Coeur grenadine”, c’est surtout la chanson que j’écoutais tout le temps à la naissance de mon projet. Laurent Voulzy y parle du fait qu’il est né en France et de la nostalgie ressentie pour sa Guadeloupe d’origine, c’est un peu pareil pour moi puisque mes parents sont malgaches et que je suis née en Bretagne, donc c’est une chanson qui me parle ! Et puis, elle aborde aussi le thème de la distance et à cette période mon compagnon venait de partir pour 6 mois au Canada, encore un écho à ma propre histoire. Enfin, Cœur Grenadine ça sonne bien car ma marque c’est avant tout une histoire d’amour et donc de cœur !
Envie d’en savoir plus ?
Les actions menées par les organismes de défenses des droits humains et les gouvernements : L’éthique sur l’étiquette
La loi sur le devoir de vigilance : Le Parisien, 21/02/2017, Après la catastrophe du Rana Plaza, le «devoir de vigilance» des multinationales adopté
Ce que disent les médias sur la confection à l’étranger : Libération, 06/11/2017, Turquie : «Dites à Zara de nous payer»; Le Parisien, 13
Sur le Rana Plaza : écouter l’émission Affaires sensibles, “Quand la mode tue”, France Inter, 20/11/2018
*En résumé : Le Rana Plaza est un immeuble de 8 étages qui accueillait un atelier de confection à Dacca, capitale du Bangladesh. Le 24 avril 2013, le bâtiment mal construit et délabré, s’écroule, faisant 1.138 morts et plus de 2.000 blessés parmi les 5.000 ouvriers textile y travaillant. Selon les médias, les entreprises H&M, Carrefour, Gap, Benetton, C&A, Mango, notamment, faisaient appel aux services de ces ouvriers. Bien que gravissime, l’événement n’aura à l’époque qu’un faible écho dans les médias Français, contrairement à ses homologues européens. Le Bangladesh est la 2ème fabrique de vêtement au monde après la Chine. Des milliers d’ateliers similaires existent encore au Bangladesh, en Chine, au Cambodge ou encore en Ethiopie.