Photo Story [2023-2024] / 5. La main du sauveteur.
Jolan n’était pas le genre d’énergumène à se pâmer devant l’époustouflante beauté mystique d’un Michel Ange. Pourtant, ce jour-là, à cet instant précis, un instant perdu au milieu de nulle part dans l’échelle du temps, il fut submergé par une émotion, qui tel un nouveau né, poussait en lui son premier cri. Il tomba à genoux. Une larme, timide et minuscule, glissa s’en qu’il ne s’en aperçoive jusqu’à la commissure droite de ses lèvres. Il la lécha instinctivement et il se rappela. Il se rappela tout. Toutes les légendes que son grand-père lui racontait. Celles qu’il tenait lui-même de son aïeul. Avec le murmure du vent, les perles de pluie, les traînées de poussière d’étoiles magiques, l’arbre à la sagesse centenaire, l’oiseau enchanteur, le pays aux trois lunes, le magicien à la main jaune…
-« Le magicien à la main jaune… La Constellation des Bellis… Les pâquerettes… »
Jolan baissa la tête pour regarder la paume de sa main droite. Elle était teintée de jaune. Comme s’il l’avait badigeonnée d’une teinture naturelle de pollen de fleur !
-« Mais comment c’est possible un truc pareil ! « , s’exclama-t-il dans la cage d’escalier. Sa voix résonna sans fin en allant se percuter sur les murs de chaque étage. A tâtons, les mains collées aux parois, il dévala le plus vite que ses jambes pouvaient lui permettre, les marches qui le séparaient de son appartement qu’il retrouva étrangement aisément. Dans d’autres circonstances, ce détail l’aurait interloqué voire exaspéré, mais étourdi par tant d’informations successivement transgressives envers le sens commun, il n’y prêta plus attention.
Lorsqu’il essaya d’expliquer sa découverte à Soledad, c’est en haletant et en bégayant à chaque mot, ne finissant aucune de ses phrases, glissant frénétiquement ses doigts dans ses cheveux bouclés cinq fois d’affilée, battant le tapis de ses nouvelles baskets vertes encore exemptes d’usure.
-« Jolan calme toi, je ne comprends rien ! »
-« Soledad, il faut qu’on aille au Mas Médé ! Tout de suite ! »
Après dix bonnes minutes d’explications, moultes moulinés de bras, postillons de bouche et remontage de cheveux, Soledad n’avait toujours pas comprit ce qui rendait si nerveux son fiancé mais se décida à le suivre, inquiète des conséquences funestes qui pourraient résulter de cette folie passagère.
Il roula vite dans la nuit détrempée, les bagages pliés à la va-vite dans le coffre, une excitation palpable dans l’habitacle, comme rythmée par les secousses d’une paire d’essuie-glaces névrosés.
-« Il me soûlait tout le temps avec ses histoires. Ca me rendait dingue ! Et aujourd’hui, je comprends pourquoi ! Il voulait que je sache, que je n’oublies pas ! »
-« Mais de quoi tu parles à la fin ! »
-« Mon grand-père aimait me raconter des histoires, des contes fantastiques qu’il tenait aussi de son propre grand-père. Il voulait que je les retienne par coeur, une véritable obsession. Il me les répétait sans cesse jusqu’à ce que je finisse par l’envoyer balader à l’adolescence ! Je ne comprenais pas pourquoi il tenait absolument à ce que je retienne toutes ces histoires. Il y en avait une particulièrement qui m’est revenue aujourd’hui. Regarde ma main… »
Jolan tendit la paume de sa main droite à Soledad.
-« Quoi ?! Pourquoi tu me montres ta main ?
-Mais regarde ! » Il alluma le plafonnier pour éclairer son propos. Soleda écarquilla les yeux.
-« Ta peau est jaunâtre… comme du curry ou quelque chose dans le genre ! »
Jolan raconta à nouveau mais plus éloquemment son aventure dans la cage d’escalier quelques heures plus tôt, la découverte de la fresque florale, son saisissement face à sa perfection, puis son émotion d’une intensité inouïe, un sentiment d’amour infini qui l’avait fait frémir et fléchir.
-« Tout ça m’a rappelé l’histoire de la Constellation des Bellis. Il y a longtemps un petit garçon s’est perdu en montagne. La nuit était tombée et la lune brillait ronde et puissante dans le noir. Le petit garçon arriva devant une immense porte en bois recouverte d’une multitude de fleurs de pâquerette sculptées. Elles étaient tellement belles et parfaites que le petit garçon ne put s’empêcher de les toucher. Quand il retira sa main elle était devenue jaune comme imprégnée d’un vrai pollen. Toute sa vie durant elle conserva cette couleur. Une nuit, bien des années plus tard, un ange apparut dans le rêve du petit garçon et lui apprit qu’il existait dans le monde des personnes aux pouvoirs particuliers. Des personnes qui avaient pour mission de protéger la Terre et qu’on appelait « Les sauveteurs à la main jaune ». Peu de temps, avant sa disparition, j’ai passé l’été chez mon grand-père au Mas. C’est cette fois-là que j’ai remarqué que la paume de sa main droite était jaune. Je ne sais pas pourquoi je l’avais eu sous mon nez toute mon enfance et c’est seulement à ce moment-là que je les vraiment vue ! Je lui en ai fait la remarque mais il m’a sourit sans rien dire et est retourné à ses occupations. »
Crédit Photo : Françoise Steibel