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UN BOULEDOGUE, UNE HYÈNE ET DES DAUPHINS.

« – Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. 

– Ne vous arrêtez pas, continuez.

Apollon plongea dans la masse noire. Son objectif était clair, il le savait maintenant… Pardon, mais…Vous voulez vraiment que je lise tout à voix haute ?

– Oui, continuez.

Les dauphins étaient sa raison de vivre. Il allait les retrouver… J’irai plus vite en lisant dans ma tête vous savez. Votre… euh… oeuvre est assez conséquente tout de même.

– Arrêtez de discutailler, lisez à voix haute maintenant je vous dis !, rétorqua-t-il fermement.

– Mais…

– Quoi “mais” ? Il n’y a pas de “mais” ! Enfin comment osez-vous !”, hurla-t-il, tous postillons dehors.”

L’homme tremblait. Son visage rougi perlait de sueur. De la buée commençait à apparaître sur les verres de ses lunettes. Ses cheveux plaqués sur son crâne attendaient le bon moment pour surgir. Tout son corps était en ébullition à quelques minutes de la surchauffe. 

Elisa, quant à elle, était restée calme. Face à lui, cette vision contrastée était insupportable. Quelle arrogance ! Comment pouvait-elle… Comment faisait-elle… Elle aussi avait les cheveux plaqués. Des cheveux longs, blonds et lisses, péniblement parfaits. Comment pouvait-on être aussi… 

L’homme respirait bruyamment désormais. 

Elisa pensa au bouledogue de son neveu. Cet air triste, cette façon de respirer en haletant. C’était donc pour ça que cet homme lui était familier ! 

“- Tout de même si je puis me permettre, je me posais une question contextuelle, voyez-vous, pensez-vous qu’il soit pertinent d’introduire les dauphins dès le premier chapitre ? 

– Pardon ? 

– Oui, si le dauphin est l’animal totem de votre héros, il n’est absolument pas judicieux de le faire apparaître au commencement de votre œuvre. 

– Mais de quoi parlez-vous ? Je ne vous suis pas…

– Ah vraiment ?

– Oui vraiment, ce que vous venez de dire n’a aucun sens pour moi. C’est du chinois !

– Mon cher monsieur, je suis sincèrement désolée mais je pense que cela ne va pas être possible. 

– Comment ça ? Qu’est-ce qui ne va pas être possible ?  

– Je ne peux pas relire votre manuscrit, je ne suis visiblement pas la personne qu’il vous faut, nous n’allons pas nous comprendre. J’ai une approche très personnelle, voyez-vous. Tout le monde ne s’en accommode pas. D’aucuns me le reprochent souvent. C’est un fait dans le milieu vous savez, j’ai une petite réputation. Je vous remercie d’avoir pensé à moi, mais cela ne va pas être possible. Je ne peux pas être votre éditrice.”

Un coup de feu retentit. La déflagration les fît tous les deux sursauter. L’homme avait tiré vers le plafond qui s’était effrité sur lui. C’était le moment, le signe : ses cheveux s’étaient élancés… pour immédiatement retomber, plaqués au sol de son cuir crânien par de multiples particules blanches. Le haut de son corps était maintenant orné d’un dégradé pelliculaire qui s’estompait au niveau de son torse, pour disparaître dès le nombril.

Instinctivement, ils avaient posé leurs mains sur leurs oreilles. Dans la pièce fermée à haut plafond, le son avait bruyamment résonné. Leurs tympans sifflèrent de concert. Seul étrange point commun qu’ils partagèrent durant une toute petite poignée de secondes. 

Car ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer, ni même se croiser dans la rue. 

Elle, éditrice émérite, reconnue et crainte dans son milieu. Bourgeoise raffinée, plusieurs fois diplômée dans trois cursus différents (sciences de l’éducation, archéologie mésopotamienne, langues mortes et, plus particulièrement, le sumérien dont elle était l’une des spécialistes mondiales), au parcours professionnel exemplaire, qui passe ses soirées à briller dans les salons parisiens les plus huppés et caritativement engagés. Mère de trois enfants, blonds, “qu’elle continue d’emmener tous les matins à l’école”, aurait-elle déclaré dans Ella Magazine, malgré un emploi du temps ministériel. “Un sacerdoce”. 

Lui, un homme sans histoire. Un homme sans travail, sans femme, sans enfant, sans talent, sans prétention, sans objectif. Jusqu’à aujourd’hui. 

“- T’as une heure pour lire le premier chapitre sinon, la prochaine balle, je te la fous dans ta jambe ! 

– …dans la jambe…” Elisa avait murmuré d’une voix inaudible. “Ce qu’il est abject”, pensa-t-elle.

– Plus fort ! J’entends pas !

C’était la saison des dauphins et Alex savait où les trouver. Depuis l’enfance, il parcourait la région sur la bateau de son père. Ah ! Il y a une petite faute de frappe !” 

Elle avait souri en montrant toutes ses dents, comme une fillette qui aurait découvert un petit trésor. Piqué, il s’approcha d’elle en resserrant son emprise sur le revolver, se pencha sur la feuille en fronçant les sourcils à la recherche de la coquille litigieuse. 

“- Là, vous voyez, vous avez écrit “la bateau” au lieu de “le bateau”. 

– Ah oui ! Mais ça c’est parce qu’au début j’avais mis “la goélette” et puis finalement j’ai changé d’avis, c’est pour ça… Je suis un grand étourdi vous savez !” 

Et il se mit à rire. Un rire étrange, très aigu et qui ne se mariait pas du tout avec sa voix grave. “La tête du bouledogue de Samy et le rire de la hyène du Roi Lion”, pensa Elisa. “Je vais vomir”.

“- Ce soir-là, l’eau était un miroir réfléchissant dans lequel la lune se mirait d’extase.

– Ah oui, celle-là, elle est pas mal hein je trouve ? Hein ?”, s’exclama-t-il, tout à coup jovial.

Elisa était restée figée. Ses petits yeux fermés, elle semblait chercher au plus profond d’elle-même suffisamment de courage pour balayer l’exaspération croissante qui s’installait dans ton son être. Il lui fallait réprimer sa colère, contenir ce besoin féroce de liberté qui ne demandait qu’à s’échapper. 

“- On ne peut pas se mirer d’extase. On se mire et on est en extase.

– Ah… Bah ok, c’est vous la pro. Je m’incline !”

A nouveau le rire de hyène hystérique. 

“ – Vous voyez que vous êtes la bonne personne pour m’aider ! Ah Ah ! Alors du coup, dites-moi, qu’est-ce que vous me préconisez madâme l’éditrice ?”

Un clin d’oeil. Il lui avait fait un clin d’oeil. Elle leva les yeux au ciel mais parvint à se retenir de souffler.

“- La lune se mirait avec extase.

– Ok, banco, on fait ça.”

 Elle s’apprêtait à annoter la marge du manuscrit mais il hurla : 

-”Non !

– Je croyais que vous étiez d’accord avec ma proposition ?!

– Oui mais pas en bleu !

– Pardon ? 

– Le crayon ! Pas bleu ! Rouge ! Attendez, j’en ai un sur moi…”

Il posa le revolver sur le bureau, à côté du manuscrit, et se mit à fouiller dans les poches internes de son blouson. Elle fixa le revolver. Juste une seconde. Une longue et interminable seconde. Tel un magicien, il fît surgir une petite pochette en cuir contenant quatre stylos bille. Un bleu, un vert, un rouge, un noir. Son regard abandonna la contemplation du revolver pour lui préférer les stylos. Elle ouvrit la bouche. Ses yeux clignèrent deux fois. “Une tête de bouledogue, un rire de hyène et des stylos d’écolier de classe élémentaire… Je veux mourir.”

Bien entendu, il lui tendit le stylo rouge avec la fierté d’un premier de la classe. Elle se concentra de toutes ses forces pour refermer la bouche et adopter un visage sans expression, prit le stylo, raya rageusement le “d” et l’apostrophe et accola un “avec” dans la marge. 

L’homme avait suivi l’opération avec attention, le dos courbé, le cou tordu pour mieux voir, les deux mains posées à plat sur le bureau. 

C’est à ce moment-là que, n’y tenant plus, le stylo rouge toujours à la main, Elisa agrippa le manuscrit, se redressa vivement pour se caler au fond de son siège qu’elle fit reculer d’un mètre et balança ses jambes sur le plateau de son bureau. 

L’homme, quelque peu surpris, avait fait un petit saut de côté. 

“- Laissez-moi bosser maintenant. Je gère.”, avait-elle déclaré avec une intonation de voix volontairement glacée qui ne souffrait aucune discussion.

Tel un spasme, un rictus traversa furtivement la joue droite de l’homme. Calmement, il saisit le revolver, marqua une pause les bras ballants, comme s’il cherchait la meilleure décision à prendre, et alla finalement s’asseoir dans le fauteuil capitonné qui jouxtait la fenêtre Haussmanienne. Déjà complètement absorbée par sa lecture, Elisa n’avait pas daigné lui adresser un seul regard.

Ils restèrent ainsi pendant deux bonnes heures quand elle rompit brusquement le silence :

“- Vous pouvez aller me chercher un café s’il vous plaît ? “

Elle n’avait pas relevé la tête en parlant, continuant de lire, ligne par ligne, mot par mot. 

L’esprit engourdi par l’attente, il n’avait pas tout de suite compris sa requête. Il s’était lentement redressé sur l’assise du fauteuil, avait remonté ses verres du bout de l’index à la manière d’un Clark Kent, puis articula lentement :  

“- Un café ?

– Oui. Au bout du couloir. Cuisine. Machine expresso.”

Avec toujours la même lenteur, il s’extirpa lourdement du fauteuil et regarda le revolver encore lové dans sa main droite. Comme il l’avait vu faire dans les films, il entreprit de glisser l’arme entre sa chemise et son pantalon, sur le côté droit de sa taille. Il se rendit compte que sa ceinture était trop serrée et qu’il lui était impossible de caler quoique ce soit à cet endroit. Un nouveau rictus plissa sa joue droite. Il finit par poser l’arme sur le fauteuil et commença à dénouer sa ceinture. C’est à ce moment-là que l’on toqua à la porte. 

L’homme s’arrêta dans son élan, la respiration coupée, le regard rivé sur la porte. Elisa ne réagit pas.

Cinq secondes s’écoulèrent dans un silence de mort. Seul le cerveau d’Elisa continuait de turbiner sur son manuscrit. L’homme abandonna sa ceinture et l’interpella en murmurant :

“- Vous m’aviez dit que vous étiez toute seule…”

Elisa ne réagit toujours pas, continuant de lire et d’annoter avec une régularité quasi-métronomique. 

“- Madame…”. L’homme, à nouveau sur le qui-vive, n’avait pas osé parler normalement. Le petit écolier aux quatre stylos de couleur avait chuchoté depuis le fond de la classe.

“- Maman, j’ai faim.”

Cette fois, Elisa sursauta. L’homme fronça les sourcils et enchaîna trois rictus nerveux : une voix étouffée de petit garçon blond avait traversé la porte.

“- Bon sang ! Pourquoi vous m’avez menti !”. L’homme s’était exprimé avec une nouvelle assurance toute virile. Maintenant, il la menaçait, les deux mains jointes sur le revolver pointé dans la direction d’Elisa. Elle se redressa d’un coup et blêmit. Ses petits yeux clairs semblaient briller davantage, mais l’homme n’en était pas certain. Hormis sa pâleur soudaine, on ne pouvait pas dire qu’elle semblait émue ou contrariée ou perturbée ou quoique ce soit. Bon sang, comment pouvait-elle être aussi parfaite ! 

Dans la tête d’Elisa, les informations cavalaient d’une synapse à l’autre. “Merde. Enfant numéro trois.” Elle aimait ses enfants mais son esprit logique ne s’accommodait pas toujours des conventions sociales. Quand l’homme était entré de force dans son appartement, quelques heures plus tôt, elle n’avait pas jugé utile de dévoiler tout de go sa vie privée. Non que l’émotion ne l’ait point submergée, il s’agissait plutôt d’un sens pratique aiguisé. Son fils allait encore dormir une bonne heure d’un sommeil de plomb, laps de temps qui lui était apparu raisonnable pour régler ce dossier. C’était sans compter sur sa fâcheuse tendance au perfectionnisme à outrance. Le manuscrit de cet homme, bien que d’une médiocrité abyssale, avait retenu toute son attention. Durant deux heures, elle avait cherché dans chaque ligne, chaque mot, une once d’idée, une étincelle, une paillette, quelque chose d’infime qui aurait pu donner l’impulsion d’un projet plus grand, même modeste. La soif de découverte lui avait fait perdre la notion du temps. Il lui fallait diriger ses talents de stratège pragmatique vers la réalité désormais dressée derrière la porte de son bureau.

“- Va chercher une pom’pote dans le tiroir à goûters”, lança-t-elle d’une voix doucereuse à son fils. Gagner du temps. Il fallait qu’elle termine ce fichu roman merdique avant le retour d’enfant numéro un et d’enfant numéro deux pour le déjeuner.

L’homme s’approcha doucement de la porte à reculons, les mains sur le revolver, toujours dirigé vers Elisa qui ne semblait plus s’en soucier et avait déjà repris sa lecture. L’oreille presque collée au bois du vantail, il attendit, encore à l’écoute des derniers mots qui s’en étaient échappés plus tôt. Mais rien ne flottait plus dans l’air, hormis la tension électrique qui traversait le cerveau d’Elisa avec frénésie.

Rasséréné par ce vide, il retourna s’asseoir et s’activa à refermer sa ceinture toujours ouverte et tombante. Puis, sans rien faire d’autre, il s’abandonna à son attente.

Vingt-sept minutes supplémentaires s’égrenèrent. 

Les vingt-sept dernières minutes durant lesquelles son cœur avait battu. 

“- Bon sang ! Vous allez me rendre folle avec vos coquilles ! Encore un “La” ! C’est le soixante-douzième !”. Elisa avait de nouveau rompu le silence, mais impossible de savoir si l’homme aurait accepté cette remarque sans broncher ou si plusieurs rictus auraient tordu son visage. Son cœur, sans doute trop las d’une vie sans histoire, ne lui avait pas donné cette chance en stoppant toute manœuvre.

L’ironie du sort est que, grâce à cette mort pour le moins scénarisée, Elisa eut matière à raconter une belle histoire. Avec un bouledogue, une hyène, des dauphins et un bateau qui se balançait sous les étoiles, une nuit de pleine lune…

FIN 

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